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Au début de la Grande Guerre, Sacha Guitry(1) avait entrepris de filmer les grandes personnalités françaises
des arts et des lettres. Il avait réussi à filmer Claude Monet(2) dans son jardin de Giverny, Auguste Renoir(3)
avec les pinceaux attachés à ses mains paralysées, Auguste Rodin(4) dans son atelier, et bien d’autres
encore. Il avait demandé à fixer sur la pellicule Edgar Degas, mais ce dernier avait refusé la proposition. Guitry
avait donc décidé de le filmer à son insu, quelques secondes, sortant de chez lui et marchant sur le trottoir. Degas
n’aimait même pas être photographié. A part quelques photos de famille, il reste un cliché de Carjat(5)
assez banal dans sa jeunesse, et un autre pris par son frère lorsqu’il est plus âgé et que sa vue faiblit. Il y a
peu de traces de Degas photographié. Il a refusé de poser pour le célèbre Nadar(6), dans
l’atelier duquel s’est tenue la première exposition du groupe des impressionnistes(7). En peinture, il existe
quelques autoportraits, dont celui où, jeune, il pose en tenant un fusain à la main (déjà le dessin avant la
couleur !). On sait que Degas est un des premiers membres du groupe des impressionnistes, créé autour de Renoir,
Cézanne(8), Sisley(9), Pissarro(10) et Monet, dont la toile « Impression Soleil Levant »
avait déclenché l’ironie de la critique, qualifiant ce style nouveau « d’impressionniste », titre
immédiatement revendiqué par les artistes, par défi. Degas, lui, voulait appeler ce groupe « les Intransigeants
».
A travers ce mot, tout est dit de son caractère.
On sait sa vie, sa naissance à Paris dans ce milieu de la grande bourgeoisie, cette famille qui a été noble dès le XVIème Siècle, qui a quitté la France pour Naples à la Révolution, qui s’est développée dans la banque grâce au soutien du Prince Murat(11), Roi de Naples, puis qui est revenue à Paris, tandis qu’une branche maternelle, originaire de Port-au-Prince(12), s’est établie à la Nouvelle Orléans dans le commerce du coton. Tout jeune, Degas, qui a repris le nom sans particule, fera le voyage en Louisiane pour rencontrer ses cousins et peindre un de ses premiers grands tableaux : « Le bureau du Coton à la Nouvelle Orléans », premier achat public d’une œuvre de l’artiste pour le Musée de Pau(13), où il se trouve toujours.
Il revient à Paris, abandonne les études de droit que son père voulait lui faire entreprendre afin qu’il entre dans les affaires. Degas fera l’Ecole des Beaux-Arts(14), après avoir appris le dessin en copiant au Musée du Louvre tous les grands maîtres italiens et hollandais, le fusain à la main, comme on le voit dans le fameux autoportrait. Ingres(15) est son maître. Il le rencontre, suivra ses conseils : « le dessin avant tout ! Tracez des lignes ! » lui dit le vieux peintre. Il admire Delacroix(16), la rapidité du trait et donc le mouvement envolé, et les couleurs éclatantes. Il fera même le voyage à Tanger(16) sur les traces du peintre. Mails il admire aussi Daumier(17), peintre avant que d’être caricaturiste de génie. Il sera l’un des premiers à le placer très haut dans son panthéon pictural. Il lui empruntera même le thème de « la blanchisseuse », qui inspirera à Zola l’un de ses plus beaux romans.
Etrange Degas, catalogué « Impressionniste » et qui se montrera l’ami fidèle du groupe puisqu’il participera aux sept de leurs huit expositions, en dépit d’une esthétique complètement différente de celle des autres. Comme Manet(17), qui est d’ailleurs de la même génération et du même milieu social que lui, il garde un œil sur le passé de la peinture et l’admiration des grands maîtres : c’est l’Espagne qui influence Manet, quand l’Italie sert de référence à Degas. En cela, tous les deux illustrent ce qui est la marque des grands artistes : inventer sur les bases des grands prédécesseurs.
Edgar Degas, Intérieur dit aussi Le Viol, vers 1868-1869, Huile sur toile, 81 x 116 cm, Philadelphie, Philadelphia Museum of Art
Contrairement au Impressionnistes, Degas ne peint jamais sur le motif : il ne s’intéresse pas beaucoup à la nature. Il reste un peintre d’atelier et demeure fidèle au clair-obscur qui donne des effets si saisissants, comme dans ces scènes de cafés concerts ou dans les scènes d’intérieur, comme dans cette terrible toile baptisée « Intérieur ou Le viol », où une jeune femme se déshabille dans un halo de lumière, tandis que dans le coin, devant la porte fermée, un homme la contemple, tel un prédateur. Chef d’œuvre qui bouleverse d’émotion, morceau de peinture qui inspirera tant d’artistes, dont l’américain Edward Hopper(18), grand admirateur de Degas, et qui, faute de moyens pour acheter ses toiles, collectionnera ses estampes.
La nature, on la voit un peu sur les champs de course, mais c’est au fond pour que les mouvements des chevaux ou les personnages en hauts de forme s’intègrent dans une composition d’une savante alchimie.
Car Degas, c’est avant tout un grand bourgeois qui exerce son esprit critique sur les autres, bourgeois, artistes, écrivains, issus du milieu mondain qu’il fréquente assidûment, tout en décochant des flèches qui font le bonheur des échotiers. D’un peintre fameux, spécialiste des scènes de batailles, Ernest Meissonier(19), type même de l’artiste Pompier, il a ce mot : « il n’y a rien à dire, ce n’est même pas mauvais ».
Resté célibataire, il est une figure du Paris mondain et artistique parisien, notamment le Salon des Rouart, où Edouard Manet et Berthe Morisot(20) font partie du cercle familial, mais également Mallarmé(20). Il se rend aussi chez Madame Straus, veuve de Georges Bizet(21) et une des « reines » du Paris mondain où il se prend d’une amitié toute filiale pour Daniel Halevy(22), de 36 ans son cadet, à qui l’on doit l’un des plus authentiques témoignages sur le peintre(23). C’est un monde qui est celui de Marcel Proust(24) et de « La Recherche du Temps Perdu »(25).
C’est que cet orphelin de l’adolescence a dû garder une blessure secrète qui le rend d’une terrible misogynie. Dans les deux thèmes qui feront sa célébrité, les Danseuses et les femmes faciles, prostituées ou simples malheureuses en quête de clients à la terrasse des cafés buvant un verre d’absinthe, son regard est d’une terrible cruauté. L’écrivain Huysmans(26), qui le décrit lucidement, explique qu’il manifestait une sorte de haine sociale contre ce monde des pauvres, des femmes obligées à des travaux dégradants, à la prostitution qu’il montre même chez les danseuses forcées d’avoir un protecteur haut placé pour danser à l’Opéra. Si Zola(27), qui admire Degas, lui écrit qu’il a pris modèle de ces femmes au café pour son roman l’Assommoir, il sait combien Degas n’a aucune compassion pour ce monde-là. D’ailleurs, quand éclatera l’Affaire Dreyfus(28), le milieu artistique et littéraire va se déchirer et Degas, avec Pissarro, Renoir et Forain(29), sera antidreyfusard(30) et se brouillera avec son ami Daniel Halevy, avant une réconciliation en 1908, à la réhabilitation de Dreyfus.
Dans un café, dit aussi L'Absinthe, Edgar Degas, 1876, Huile sur toile.
92 x 68, Paris, Musée d'Orsay
Tandis que Degas va accéder à la célébrité, sa famille, ruinée par les crises financières et les placements hasardeux, le mettra dans une situation matérielle précaire, à quoi s’ajoute une cécité progressive mais définitive, avec le « malheur » de vivre 83 ans !
Oui, étrange Degas…l’œuvre parle pour l’homme. Comment faire des comparaisons entre les artistes peintres qui, en 30 ou 40 ans, ont changé le cours de l’histoire de l’art, enterré l’art officiel, celui des scènes de batailles, de la peinture d’histoire, des formules codées qui avaient marqué l’époque précédente, pour ouvrir la voie à l’art moderne qui, d’étapes en étapes, allait mener de la figuration à l’abstraction, à travers le Fauvisme, puis le Cubisme ?
Gauche: Femme sortant du bain, 1866, Degas, Collection particulière
Droite: Pierre Bonnard, Grand nu à la baignoire, 1924, Collection particulière
Degas aura connu tous les épisodes de ce bouleversement. Il est un homme du passé, attaché aux leçons des maîtres anciens et pourtant, il est aussi un précurseur pour les modernes, les Nabis(31) s’en inspirent et surtout Bonnard(32), dont on sent quelle influence il a reçu dans ces scènes d’intérieur où la femme dessert une table, fait sa toilette dans sa baignoire, essaie un chapeau. Tout cela, il l’a vu chez Degas, même si son univers est totalement différent.
Mais de tous ces artistes, Edgar Degas reste comme une planète solitaire. De sa production abondante, aujourd’hui dispersée dans le monde entier et dans les collections publiques et privées les plus prestigieuses, émergent des chefs d’œuvre absolus, par le sujet, par le cadrage choisi, par les moyens techniques employés, peintures suaves et douces mais où perce la violence, pastels éclatants de couleurs, sculptures de cire dont cette jeune fille de 14 ans qui est l’incarnation du génie de Degas Sculpteur. Et puis, cet homme qui n’aimait pas se faire photographier, on le voit pratiquer la photographie pour se faire des modèles. Et là aussi, son talent, son œil uniques font merveille. Ses photographies de nus féminins sont parmi les plus belles que l’on ait jamais faites.
Degas : Après le bain, femme s’essuyant le dos, vers 1896
Tous les critiques qui ont écrit sur Degas insistent sur le fait qu’il était avant tout un fou de peinture. Pas seulement la sienne, pratiquée tant que sa vue le lui permettra, mais aussi celle des autres. C’est un collectionneur compulsif. Quand sa situation de fortune le lui permettra, il achètera de la peinture, des dessins, des gravures. Il acquiert des œuvres de Manet, à la vente de sa succession, des Pissarro, des Renoir, des Daumier, peintures et gravures dont il possède des centaines de pièces, et puis aussi une quarantaine de toiles d’Ingres (c’est sans doute le principal collectionneur privé d’Ingres). Mais aussi des Delacroix. Des estampes japonaises des meilleurs artistes de l’Empire du Soleil Levant. On demeure devant l’œuvre de Degas comme devant un mystère parce que l’on sent bien que son immense notoriété, son annexion dans le courant impressionnistes, rien de tout cela n’a permis de prendre la mesure de sa place dans une époque, si fertile en grands peintres. Je vais tenter de donner non pas une explication, ce serait d’une vanité absolue, mais de lui trouver une famille qui je crois permettra de le singulariser un peu plus. Je pense qu’il est de ces artistes constitués d’hommes qui ne s’aimaient pas. J’entends par là, non pas qu’ils doutaient de leurs talents ou de leur engagement artistique, mais que les caractères ou les vicissitudes de la vie avaient amenés à une solitude critique qui les tenait éloignés de la vie tout simplement. Ni femmes, ni enfants, ni amis n’avaient comblé cette distance. Je mets dans cette famille Michel Ange, qui vient de peindre la Sixtine et meurt sur une paillasse, dans un lit de fer, dans une chambre sale et laisse sous son lit un coffre rempli de pièces d’or, qui permettra à ses neveux d’acheter la moitié des terres de Toscane. J’y mets Rembrandt, qui tout au long de sa vie, réalise ses sublimes autoportraits qui nous saisissent d’admiration, et qui ne sont, si on veut bien y songer, que le récit tragique d’une lente descente vers la mort, chaque jour le cheveu plus blanc, la peau plus ridée, la bouche plus amère. Lui aussi finit comme Degas dans une semi-misère. Je pense encore à Goya, entre grandeur et tragédie, et sa fin, exilé, comme l’homme endormi qui voit en songe rôder autour de lui ces créatures effrayantes, annonciatrices de l’Enfer auquel il ne croit même pas. Et Van Gogh encore, cet autre fou de peinture à en mourir, avec ce frère mort un an avant sa propre naissance et dont il portera le prénom comme une croix. Edgar Degas est de cette famille-là. Un génie plus grand que l’homme qui l’abrite. On comprend qu’il ait peint si peu de paysages. Que peut faire la nature contre ce sentiment du tragique de la vie ?
Gabriel Andrieu,
pour l'Alliance Française de Melbourne
Brush up your French with Degas & the impressionists
Talk - Impressionism: the birth of Modern Art by Florence Thiriot on Thu 26 May, 6.30pm